Lorsque Colette Ghysels raconte ses voyages sur les routes du monde en compagnie de son époux Jean-Pierre Ghysels, le grand sculpteur belge, c’est tout un film d’aventure qui défile entre poussière du désert et sommets himalayens.
Car ces deux grands collectionneurs d’art tribal, de bijoux et de textiles ethniques auront passé une bonne partie de leur vie à s’aventurer sur la Route de la Soie. Des périples épiques en 2CV qu’ils ont entamés peu de temps après leur rencontre en 1957. « Lorsque j’ai rencontré Jean-Pierre, il venait d’obtenir le prix Godecharle en Belgique qui était doté d’une bourse de voyage, se souvient Colette Ghysels. Les lauréats devaient effectuer un voyage de huit mois. Je ne le connaissais pas, mais avant son départ, une amie a organisé une fête en son honneur et elle m’a invitée. C’est ainsi que nous nous sommes connus. »
L’inexorable moment du départ arrive. Avec un ami architecte, Jean-Pierre Ghysels entame son voyage avec la 2CV qu’il avait achetée avec l’argent de sa bourse. « Il a rejoint Istanbul et au lieu de partir huit mois, il est parti deux ans ! » De là, il rejoint le Liban et poursuit seul sa route. Pendant ce temps, Colette Ghysels qui effectuait des missions en Afrique en tant que rapporteur de conférences internationales, reçoit un énigmatique télégramme : « Rendez-vous en Inde. Jean-Pierre ». Elle raconte : « J’étais en Centrafrique et je devais repartir en Ouganda lorsque j’ai réceptionné cet étrange message. Nous avons gardé contact par courrier. J’ai fini par prendre le bateau et je suis arrivée en Inde, mais je ne savais pas vraiment ni où ni comment le trouver. Il m’a écrit “Remonte vers le nord, si tu arrives avant moi, je t’autorise à aller chercher mon courrier à l’ambassade”. Et nous avons fini par nous retrouver. »
Les amoureux décident de partir pour le Népal, qui restera longtemps leur destination de cœur. « On s’y est mariés le 27 décembre 1959. C’était un autre monde. Il n’y avait qu’une toute petite communauté d’Occidentaux sur place. Notre 2CV était la 5e voiture de la vallée, toutes les autres appartenaient à la famille royale. Ensuite, Jean-Pierre voulait passer deux ou trois ans au Japon, avant de s’installer définitivement au Mexique. Finalement, nous ne sommes allés ni au Japon ni au Mexique, car entre temps, j’attendais notre premier fils et j’ai préféré rentrer en Belgique. »
Après ce début de vie commune sous le signe de l’aventure, le couple, qui aura cinq enfants, dont deux petites filles malheureusement décédées prématurément, s’installe et élève sa petite famille, tout en continuant à voyager vers des destinations moins lointaines. « Nous avons acheté une maison en Dordogne en 1966, nous y passions toutes nos vacances. C’est là que mon mari modelait, nous partions avec des paquets de terre dans la voiture. »
Dans ces années-là, la carrière de Jean-Pierre Ghysels, qui fut élève de Zadkine à l’Académie de la Grande Chaumière à Paris, décolle. Rapidement, ses sculptures se retrouvent dans de prestigieuses collections publiques et privées belges, notamment au musée d’Art moderne de Bruxelles, au musée de sculpture en plein air du Middelheim à Anvers, à l’Institut Royal du Patrimoine artistique ou encore au musée de l’Université de Louvain-la-Neuve. Colette participe toutes ces années activement à la carrière de son mari. « L’homme et le sculpteur ne font qu’un, c’est tout l’être que j’aime », confie-t-elle.
Mais les désirs d’aventures ne s’éteignent pas comme ça : le couple reprend la route dans les années 1975-1980, une fois que les enfants ont grandi. Pour leurs vingt ans de mariage, ils retournent à Katmandou. Un choc. « En 1979, on ne voyait déjà presque plus l’Everest. Lorsque nous y sommes retournés pour nos 40 ans de mariage, il avait totalement disparu sous les couches de pollution. Au fur et à mesure, les choses ont perdu de leur charme, de leur caractère. Si nous voulions refaire les voyages que nous avions faits à l’époque, ce serait impossible, pour des raisons bien souvent politiques, d’ailleurs. »
La collection est née presque malgré elle. En plus de 60 ans de voyages, Colette et Jean-Pierre Ghysels ont réuni un ensemble unique de costumes, objets et bijoux extraeuropéens, témoins de peuples qu’ils ont rencontrés avant que la mondialisation ne standardise les coutumes et les savoir-faire. En 2019, le musée Bargoin de Clermont-Ferrand a fait l’acquisition d’une partie de la collection Ghysels qu’il a dévoilée pour la première fois au public en 2022 lors de l’exposition « Mondes sensibles, nouvelle collection textile », une sélection de 90 pièces issues de multiples cultures.
À partir du 14 octobre 2022, au tour des Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique de célébrer le travail de Jean-Pierre Ghysels en mettant en lumière une série de sculptures réalisées dans ses deux matériaux de prédilection, le cuivre battu et le bronze. Un beau cadeau d’anniversaire pour le sculpteur et son épouse qui fêtent cette année leurs 90 ans — ils sont nés tous les deux en 1932. L’hommage se poursuit à la galerie Patrick Lancz dans le quartier du Sablon avec une exposition monographique consacrée au sculpteur qui s’ouvre le 28 octobre. « Mon vrai bonheur est quand ma femme entre dans mon atelier, regarde et dit qu’elle aime, écrit l’artiste au sujet de Colette. Alors j’y crois presque, cela réchauffe et il me semble, à ce moment, que ma sculpture nous reflète. » Une belle et émouvante histoire d’art et d’amour écrite comme un récit de voyage.